Vingt
ans
Ton crayon trace un arc. “Le premier signe de
vie. Le plus simple”, dis-tu. L’arc devient un
cercle puis le cercle s’amplifie en poursuivant sa courbe. À
Chaque révolution, l’énergie décuple. Le geste est vif, ample,
élégant. Ainsi célébrée, la vitalité du bras, de l’être
tout entier, s’incarne. Une armature, du plâtre, à
nouveau le crayon : tu marques sur la surface fraîche les
lignes de force, appelées à devenir résille de cire puis
sculpture en bronze. Et voilà l’œuvre : tu la
baptises Nid (2002), Temps (1994) ou Tourbillon
(1998).
Histoires de flots plus que de source, les volumes que tu imagines ainsi
interrogent toujours les phénomènes de croissance. Ils
incarnent la magie du développement. Sans commencement ni fin, ils
célèbrent l’évolution, invitent à
l'épanouissement. C’est pour cela qu’ils insufflent
autant d’énergie à qui les approche.
Je cherche les formes biologiques archaïques”, dis-tu. Au
commencement tu ne perçois ni trou noir, ni point fixe, mais
un Arc (1990) ; un module simple et cambré, manifestant son
existence. Réagissant. Action ou réaction, attirance ou répulsion,
qu’importe. Dilatation, croissance, voilà tout ce qui
compte. Le Trouble (2002), que tu as conçu pour qu’il
soit présenté à plat, au sol, est selon une logique similaire
parsemé de bas reliefs aux allures de bulbes amorçant une
germination. “L’absolue nécessité de pousser, de
grandir”, gouverne chacun de tes choix. Même tes Petite
Vénus (1991-1994), véritables cosses, bourgeonnent de toutes
parts, clament leur fertilité.
Je cherche le mouvement propre aux plantes, qui croissent dans toutes
les directions et de ce fait désintègrent la forme”,
expliques-tu à propos de tes plus récentes créations. Arche
(2003) par exemple, étrange mangrove, qui incarne à la
perfection le besoin de grandir et le fait d’être ancré.
Il y a vingt ans, tu as commencé par scruter les phénomènes de
conservation et de destruction, de protection et de stérilité, le
fait qu’à trop couvrir on étouffe. Tu as titré l’un
de tes premiers projets monumentaux Grande Cuirasse (1986) et
recouvert de cuir ou d’acier martelé des formes abstraites en
ciment ou des objets quotidiens abandonnés ; ainsi l’Animal
Renouvelé (1985) ou le Véhicule (1985). Ce dernier, empli
de terre, de cendre et de pain, était “une sorte de magasin de
son temps, caractéristique de l’art polonais des années 80. Les
temps, alors, étaient plombés. J’étais sûr d’aller
dans une direction, depuis toujours, mais je ne savais pas laquelle.
Dès 1985, j’ai conçu Terre, avec une
lourde pierre, jetée sur une tôle qui s’est déformée sous
le choc. Puis j’ai fait un projet pour la Silésie, l’endroit
le plus sale de toute la Pologne”. L’intérêt que tu
as manifesté durant cette période pour la peau des formes, la
puissance des réservoirs, est devenue l’une des
caractéristiques de ton œuvre.
Les volumes que tu as réalisés ensuite, en bronze, possèdent
eux-aussi une allure de réceptacle, mais dont le contenu se serait
évadé ; avec une force dont le métal partiellement désintégré indique
l’intensité. Constellé de béances, de déchirures aux graphismes
romantiques, il constitue une dentelle titanesque.
La forme reste ouverte”, dis-tu à propos de ton
Tourbillon (1998). Cela vaut également pour les trois Icône
(1993), pour le Revenant (1991), pour l’Étranger
(1992), pour l’Accroupie (1993) ou encore pour la Chute
(1995) et le Salto (1996). “Il s’agit plus de
structures que de sculptures”, prétends-tu. Si tu a aussi
souvent imaginé de telles mues, c’est qu’elles seules
peuvent incarner le passage du souffle. Nul besoin pour une œuvre
d’être compacte, les recherches de Cézanne en matière
d’inachèvement l’ont clairement établi. Et si au
XIXe siècle Victor Hugo prétendait encore que la beauté ne
pouvait être qu’un “peu d’infini dans un
contour”, toi, aujourd’hui, l’infini tu n’as
que faire de l’emprisonner. Tu incarnes les témoins de son
sillage et de sa puissance.
Pour définir la Grande Spirale (1990), tu es entré à
l’intérieur de la forme, évidée, afin de la modeler du dedans,
doucement, avec pour tout outil une simple pierre. En t’installant
physiquement à l’intérieur du monument en cours, tu en a
garanti la respiration à venir. Tu agis souvent de telle
sorte. Ainsi, lorsque tu as bâtis la Vie (1993), tu te
souviens avoir ressenti intensément la puissance que conférait une
telle intimité avec la forme. “La question du dialogue entre la
structure et son axe m’a toujours concerné”.
J’aime les dessins paléolithiques, superposant un animal à un autre”
: si transformations et métamorphoses constituent l’un des axes
de tes recherches, c’est qu’il s’agit d’une
autre de tes manières de lutter contre l’enfermement.
Manifestes en faveur de l’évolution, tes sculptures commencent
“main” et se terminent “fleuve” (Styx,
1987). De “poisson”, les voilà Pégase
(1994). Et la Licorne (2003) que tu viens de fondre le
confirme. Tu aimes aussi “saisir le moment où
l’amorphe devient figuratif”. Aussi, nul mieux que le
bronze en fusion, dont tu organises les coulées, correspond à
ton refus de la permanence.
Les hommes n’ont pas trouvé le bronze. C’est le bronze qui
les a trouvés”, crois-tu. Il est vrai que la puissance de ton
matériau privilégié prend une grande place dans ton univers.
Partenaire à part entière, tu l’écoutes. Tu
l’accompagnes autant que tu le guides. “La
nature du bronze, physiquement, est de faire masse. En l’en
empêchant, l’esprit produit la forme. La sculpture. Mais
contrôler absolument le métal, cela signifierait aboutir à
l’Apollon, au poli, au décoratif. La contrôler un peu
moins, c’est conserver un dialogue”.
“Tout n’est pas contrôlé” , insistes-tu, notamment à
propos du Chaos (2002). De même, concernant la Grande
Arche (2002), évoques-tu “une sorte de composition qui ne
soit pas contre la composition classique mais qui lui échappe. Qui
appartienne à l’ordre de l’entre-deux. De ce qui
est tout en n’étant pas”. Qui est de la sculpture, en
tout cas.
Tu as beau défier la tradition du genre, ce que tu nous donnes à
voir, à toucher, à contourner, à pénétrer, la
renouvelle sans la trahir. D’aucuns ont annoncé la fin du
travail du bronze, tant il paraissait peu correspondre à
l’identité d’aujourd’hui. Constatant l’enfermement,
organisant l’évasion, la réussissant, tu donnes à
présent à la sculpture une nouvelle définition. Énergique.
Ouverte. Ambitieuse. Et cela depuis vingt ans, déjà.
Impossible pour toi d’en rester là. Arc après
arc, de métamorphoses en métamorphoses, tu n’as pas fini de
nous fasciner. Rendez-vous, donc, dans vingt ans. Et bon
anniversaire.
Françoise Monnin
Les
propos de l’artiste ont été recueillis à Paris
en novembre 2003.
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