Inévitable
conséquence d'une imagination libérale et pragmatique qui a substitué
le consensus au sens critique, l'art d'aujourd'hui joue
dangereusement sur les limites du non-être, et de
l'indétermination. Figure nietzschéenne à l'entrée d'une
galerie de miroirs, l'artiste n'est cependant pas seul à ce
jeu de la modernité: le regard du spectateur lui répond,
anesthésié par une mode de l'indécidable.
Mais
il nous arrive encore, dans certaines rencontres, d'ôter nos
lentilles, de rassembler des énergies optimistes, d'être
sensible à des oeuvres qui ne se proclament pas d'un Art et
d'une Pensée triomphants. Ici, l'œuvre
est souvent héritière d'une pensée hasardeuse, singulière,
solitaire, qui ne se saisit et ne se transmet plus que dans son
"impouvoir", telle qu'elle revient des morts et de
l'Histoire, et affronte en se sachant déjà vaine le néant du
présent. Résonnent dans ces rencontres des remontées d'êtres,
comme des voix d'un théâtre de Beckett...
C'est
ce qui frappe dès l'approche des œuvres de Robert
Sobociñski. C'est
ce qui les hante : d'abord, une façon de relancer,
de redéfinir physiquement l'essentiel
de notre condition fragile de spectateur de l'œuvre, d'activer
sensiblement l'appréhension que nous avons de la présence, de la
substantialité et de l'espace de la chose créée.
La
sculpture et son corps de vide : un personnage et son théâtre.
Et
c'est d'un acte critique dont il s'agit, qui évalue la notion même
de forme et des moyens plastiques de la transformer, de choisir entre
les contraintes de la réalité et les possibilités inattendues de
l'imagination. C'est une décision intense, un aboutissement de
l'observation et
de la spéculation qui affirment que les choses peuvent être,
ont été et seront encore, différentes.
Depuis
une quinzaine d'années, en faisant œuvre de sculptures, Robert
Sobociñski joue
avec le feu. C'est en effet le destin de tout bronze, en art, d'être
fondu.
Ses
formes, signes archaïques, têtes, corps, êtres ou
animaux mutants... naissent d'un dessein qui semble se substituer à
la volonté d'un dieu créateur La forme ne se raconte pas pour
être identifiable à une forme de la réalité ; toute
ressemblance est déréglée par un autre atavisme, par une autre loi de
l'évolution des espèces, et de la matière.
Rien
ne nous est cependant tout à fait étranger,
ni indifférent, mais le mode de connaissance paraît associer,
sans distinction, tous les règnes de la vie. La monumentale
Spirale, bronze déchiqueté à l'extrême, semble
avoir trouvé une force végétale pour s'extraire de l'alliage de
cuivre et de plomb et s'élancer vers le haut autour d'un axe de vide.
Les bustes d'hommes: Icare,
Etranger, Revenant, ne sont plus que des entrelacs de bronze,
ultime mémoire d'une chair désormais exangue, mais à laquelle
l'espace paraît
redonner une nouvelle respiration...
Qui aurait cru que ces corps
victorieux de leur propre mort soient faits de la même
étoffe que l'imaginaire?
Sans doute sommes-nous face à des corps, à des choses
organiques évidées, déchirées, mais l'art du sculpteur concerne le
volume et l'expérimentation de la masse d'un matériau. L'exigence de
la technique de la fonte au sable et à la cire perdue, les
expérimentations auxquelles il se livre dans la forme lors de
l'épreuve du feu, puis du refroidissement de la matière de
bronze, sont aussi une exténuation qu'il entreprend du concept de
sculpture, le menant à opérer un renversement interne du sens
de son geste. C'est par ses évidements, son espace de vide que la
sculpture prend son sens. Elle apparaît métaphoriquement... et
littéralement, creuse. Elle gagne aussi, dans ce traitement, en effet
indéniablement pictural que l'existence de nombreux dessins, dans
l'œuvre de Sobociñski,
présageait déjà.
Cet
effet réel de l'œuvre, son développement à travers
l'évolution du matériau, lui apporte une force émotionnelle d'autant
plus grande que l'on devine qu'elle n'est pas
de l'ordre de la
perfection ou de la virtuosité techniques, mais de hasards enfouis
sous la terre, lors de l'épreuve du feu, et que l'artiste a appris à
provoquer et à maîtriser II investit ainsi l'œuvre
d'une présence magnétique qui la replace gravement et profondément
dans la genèse de la Nature. Il
renvoit à l'énigme de la matière devenant art, de
la sculpture devenant présence au regard, œuvre d'une opération
démiurgique ramenant au-devant de nous l'idée créatrice, et non une
ruine de matière rongée par le temps.
Les
ciselures, brèches, déchirures par lesquelles le bronze est
travaillé, de l'intérieur et de l'extérieur,
suggèrent plus qu'une soumission au temps ; elles dépossèdent
notre regard d'une violence qui appartient exclusivement à
l'œuvre, et
par laquelle le sculpteur domine la matière et la
technique. Elles marquent aussi le caractère unique de la
forme plastique et esthétique délivrée du chaos : cela n'a lieu
qu'une fois. L'œuvre ne se copie pas.
Si
la forme est répétée, comme dans l'Horizon, et l'Etude
d'une tête, d'autres forces surviennent dans le processus de
l'exécution,
d'autres hasards, qui modifient l'acte de substantiation et donnent
au vide d'autres qualités. L'espace et la matière sont, une
autre fois, une expérience vécue de l'œuvre qui échappe ainsi
résolument à toute condition d'objet". C'est encore là
une expérience unique du réel que Sobociñski
réalise et qui oriente son œuvre sculptée vers un
processus d'évolution, et non de reproduction.
Lors
de cette recherche créatrice qui tente de rapprocher des formes
étrangères ou séparées de la nature, le sculpteur veut
engendrer ses propres formes, ré inventer un absolu pour restituer
les formes universelles et mythiques de la nature. Le mythe de la
licorne rôde dans cet atelier de métallurgie... Et si le feu
est l'état idéal pour opérer cette fusion, on ne saurait négliger le
rôle essentiel que prend, ensuite, l'espace comme autre élément
définitif et constitutif de la sculpture. Il achève l'œuvre
en même
temps qu'il la recharge d'humanisme. (La sculpture contemporaine
s'est soumise à cette problématique de l'espace depuis
qu'elle a aboli la notion de socle et de position unique : des
sculptures de Sobociñski
confirment cette présence fondatrice de l'espace
par la manière dont il fonctionne et circule en elles, à
te point que ces œuvres n'ont plus de sens précis pour être
posées, déposées, voire suspendues... Ceci confirme également une
conception de l'œuvre comme étant capable de faire son propre
espace, d'être elle-même un espace à part entière
; on comprendra l'importance
de ce rayonnement de l'œuvre pour faire sens au regard).
L'effet
de réel que la sculpture de Robert Sobociñski
entretient, dans une détermination conflictuelle, avec le plein
et le vide, la forme et sa consumation au feu, la matière
et l'espace,
n'est pas une démarche figurative ni naïve.
La
présence du geste, ou l'intention
qui conduit aux altérations de la forme lors de la fonte, et une
réalité physique qui transmet une énergie primordiale
aux œuvres : mais l'acte physique, qui mêle compréhension
et action, découle aussi d'un présupposé mental et émotionnel,
d'un fantasme qui ouvre matière et espaces à des
fantômes archaïques. Est-ce une résurgence d'un passé
architectural baroque qui s'exprime alors chez ce Polonais ? Le
pouvoir suggestif est en quelque sorte un dispositif scènique,
une réponse que la sculpture apporte à l'espace en multipliant
les points de vue sensibles. L'espace n'est pas seulement ce qui, en
creux, entourerait un centre ; c'est un fantasme abstrait, une
profondeur imaginaire qui métamorphose une matière et un
espace mêlés en forme, en présence.
Regarder
l'œuvre,
c'est alors lui apporter une réponse, investir le vide pour en
reconnaître sa vérité. La forme mythique a le pouvoir de
faire de l'étrange, et de l'irrationnel.
C'est cette force abyssale du mythe qui hante les œuvres de
Sobociñski, une
sorte d'in-finitude de la sculpture à nous ouvrir un espace
imaginable.
Alain Macaire
(Paris, 1993)
|