Les dieux en charpie
Pour
Nora, Sylvie et don Francisco,
qui m'ont prêté de leur espace temps
Si
je voulais devenir riche, tout d'abord, séance tenante, je cesserais
d'être critique d'art. Si je voulais devenir vraiment très
riche très vite et si j'avais moins de scrupules, je sais bien
ce que je ferais, je deviendrais fondateur de religion ou à
tout le moins de secte. Rien ne marche mieux en ce moment et j'ai
l'immodestie de croire que j'y aurais quelque disposition.
Si
donc….mais ce n'est pas le tout d'édifier un culte, encore
faut-il en faire ériger les idoles et les temples. Pour le mien, qui
serait un polythéisme (les monothéismes sont généralement plus
ennuyeux et contraignants donc moins vendeurs), j'en confierais la
réalisation à deux artistes. Pour les déités paisibles, celles
qui consacrent les noces mystiques, secrètes, complexes de
l'homme avec le monde, ses rameaux, ses graines et ses rêves,
je demanderais cela à Axel Cassel. Mais de lui, j'ai déjà
souvent parlé et ce n'est pas fini. A un second artiste, Robert
Sobocinski, je commanderais les effigies tragiques, les mausolées
ébranlés, les figurines de tous les êtres et espaces qui
inquiètent la conscience humaine.
D'abord, je crois, je lui confierais la représentation d'un parent de
Prométhée, mais qui, celui-ci, se ferais consumer par le feu dans le
temps même où il le confierait aux hommes. Et puis
celles de bien d'autres déités, foudroyées par leur propre tonnerre,
de toutes qui se déchirent de leurs propres armes, de toutes celles,
tragiques, qui rappellent à l'homme qu'on ne peut réussir sa
vie sans ruiner son âme, courir sans perdre souffle, être
ébloui sans être aveuglé.
Je lui commanderais aussi l'élaboration d'instables, improbables,
indescriptibles autels spiralés, alvéolés, où accomplir des
sacrifices dubitatifs et indécis, les seuls dont nous soyons
aujourd'hui capables.
Non, les dieux de nos temps ne sont pas complètement morts, comme
l'avait annoncé un peu hâtivement Nietzsche, ils sont même
encore vigoureux, mais en loques, en lambeaux, en charpie, tout
tailladés d'égratignures et d'éraflures. Ils n'ont pas été seulement
couronnés d'épines, mais habillés d'échardes puis honteusement et
violemment dénudés.
Robert Sobocinski est, à mon sens, le seul artiste capable de
nous faire aujourd'hui des Rodin en lambeaux, des effilochages
d'airain. Ce bronze, à priori l'une des matières les
plus denses et massives qui puissent être, il sait l'effranger,
le déchirer, l'écorcher, le dilacérer même minutieusement et
violemment tout à la fois. Ses dieux, ses héros, ses démons
sont d'une anatomie tout entière de cicatrices et
d'égratignures. Avec lui, dès le premier regard, le volume est
aussitôt arrosé d'acide, rongé jusqu'à son incertaine et
tremblante moëlle. Sculpture, ici, grignotée par l'espace pollué
de nos pluies acides et de nos larmes amères. En nos temps de
vide, pour que nos idoles soient évidentes,il importe qu'elles soient
évidées. Et Robert, avant tout, et presque unique en son genre est un
sculpteur qui travaille par le vide.
Et
puis, enfin, et comme je sais qu'il est architecte aussi, je lui
demanderais d'ériger les temples, ceux qui abriteraient ce panthéon
tout à la fois redoutable et délabré. "je vous
construirai une ville avec des loques, moi", écrivait
naguère Henri Michaux. J'en sais Robert Sobocinski
parfaitement capable. Il nous ferait des Parthénons en toiles
d'araignée, des pyramides en mousse et lichens, des Angkor en byssus
de bivalves. Là seulement pourrait retentir et s'entendre les
derniers balbutiements qui nous servent encore de misérables prières,
d'oraisons désespérées.
Gérard Barrière
7 Avril 2004
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